Ready Player One (2018) est le dernier film de Steven Spielberg, adapté du livre d'Ernest Cline Player One (Ready Player One) paru en 2011. Si vous êtes un grand fan de jeux-vidéo et des années 80, ce film vous plaira sûrement. Voici l'intrigue. En 2045, le monde souffre de plusieurs problèmes: cris énergétique, changement climatique, misère, faim. La seule évasion des humains est un monde virtuel appelé « OASIS », accessible par des casques de réalité virtuelle. Lorsque James Halliday (Mark Rylance), le créateur excentrique de cette réalité, meurt, il publie une vidéo dans laquelle il met au défit les utilisateurs d'OASIS de trouver ses « easter-eggs ». Quiconque les trouvera héritera sa fortune et possédera par conséquent l'OASIS. Le problème est que Sorrento (Ben Mendelsohn), l'ambitieux propriétaire d’une grande entreprise, veut retrouver ces easter-eggs pour détruire l'OASIS, lors qu'elle lui appartiendra.
Ready Player One et Pascal
Le récit est centré sur Wade (Tye Sheridan), qui, en plus d’être un excellent joueur de l’OASIS, a une grande admiration et une profonde connaissance de cette réalité alternative. Avec l'aide de ses amis virtuels et de la mystérieuse Samantha (Olivia Cooke), dont il tombe amoureux, Wade réussi à retrouver tous les easter-eggs et hériter la fortune de Halliday. Mais derrière cette histoire simple se cache une question centrale: le vieux problème « monde réel vs. réalité virtuelle ». Tandis que dans le monde réel les gens habitent dans de petites huttes bondées et se promènent dans des rues sales, dans le monde d’OASIS, les joueurs peuvent devenir ceux qu’ils souhaitent. Face à la réalité déprimante dans laquelle ils vivent, les gens se tournent vers l’OASIS pour essayer de s'enfuir. Ce contexte nous permet de mieux comprendre le personnage de Wade, qui se bat pour gagner le jeu et préserver l’OASIS précisément parce qu’il reconnaît l’importance de cet espace en tant que moyen permettant aux gens de mieux vivre une vie misérable. De plus, l'attachement de Wade à OASIS est également le résultat d'une certaine nostalgie qu'il ressent pour les jeux classiques toujours présents dans cette réalité virtuelle. Cette nostalgie est d'ailleurs un élément central de la construction esthétique du film. Si le récit ne nous surprend pas, la forme conférée au film par Spielberg est admirable. Le mélange entre le virtuel et le réel est bien construit et le film reproduit le style des films des années 1980, que ce soit à travers le ton caricatural du « méchant », les multiples références à cette période ou la manière dont l’histoire se déroule, similaire à des classiques des années 80 comme Retour vers le future (Back to the Future, 1985), Les Goonies (The Goonies, 1985) ou La Folle Journée de Ferris Bueller (Ferris Bueller's Day Off, 1986), qui mêlent aventure et humour.
Dans ce contexte, comment pourrions-nous interpréter la fonction du divertissement offert par l'OASIS dans le monde de Ready Player One: soulagement ou évasion? Afin de réfléchir à la question, je propose que nous examinions la définition de divertissement du philosophe français Blaise Pascal (1623 - 1662) - qui, d'après l'image ci-dessous, ne semble jamais s'être amusé de sa vie. « Let's hit the road, Jack! ». Normalement nous entendons par divertissement un terme qui fait référence à l’amusement et aux distractions, mais selon Pascal, dans son ouvrage Pensées, il s'agit d'un terme plus large qui englobe toute sorte d’activité qui nous permet d’ignorer la conscience de notre misère. Cette misère provient du fait que notre nature est mortelle et que notre existence est contingente. Pour pouvoir supporter cette condition, nous essayons de nous distraire pour penser le moins possible à ces faits. Nous agissons comme si nos actions visaient des objectifs spécifiques. Mais pour Pascal, tout divertissement n’est en fait qu’un moyen d’échapper à l’ennui qui nous oblige à réfléchir, nous forçant à prendre conscience de notre condition: « Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser. C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi même, et d'éviter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l'attention que l'on ferait sur soi même durant ce temps-là » (Pascal, Pensées). Prenons l'exemple d'un voyage. Nous croyons que nous voyageons pour visiter d’autres régions du monde, pour nous détendre, pour rencontrer d’autres cultures ou rencontrer de nouvelles personnes. Mais pour Pascal, toutes ces raisons sont des objectifs collatéraux, nous pensons que nous voyageons pour élargir nos horizons, mais au fond, nous voyageons surtout pour éviter de rester chez nous et de repenser la tragédie qui est notre existence finie. Ainsi, il y a quatre siècles, Pascal remarquait déjà notre besoin de distraction, chose qui n'a jamais été aussi évidente qu'aujourd'hui, quand nous inventons de plus en plus d'excuses pour ne pas penser à notre réalité misérable. Nous fermons donc les yeux et littéralement ouvrons nos portefeuilles pour payer des activités qui nous permettent d'éviter toute sorte de réflexion.
L'OASIS comme une distraction positive
Étant donné que l'OASIS est une forme de divertissement, faut-il alors la considérer comme nuisible? Une façon d'ignorer la misère autour de nous? Pas forcément. Selon Pascal, il y a un aspect positif du divertissement. Même s’il s’agit d’une forme d’échappatoire à la réalité, cela suppose que si nous essayons de nous échapper, c’est parce que nous avons un minimum de conscience de la situation de laquelle nous nous échappons. En ce sens, le divertissement est une forme de progrès, car il n’y a pas une négligence totale de la réalité. C'est précisément parce que nous sommes conscients de notre situation misérable que nous nous distrayons et ce minimum de lucidité est déjà quelque chose de positif. Cette prise de conscience est nécessaire car c’est le premier pas vers une acceptation de notre condition et cette acceptation nous permet de vivre en paix. De plus, cela nous protège du désespoir de notre condition. Par conséquent, la distraction est tout à fait justifiable pour Pascal.
La perspective de Wade par rapport à l'OASIS est précisément celle-ci, d’une distraction essentiellement positive. C'est clairement une évasion de la réalité, ce que nous pouvons percevoir dans les diverses scènes dans lesquelles les personnages littéralement ferment leurs yeux sur le monde sale et portent leurs casques de réalité alternative. Mais cette évasion se produit précisément parce que les personnages comprennent la réalité concrète dans laquelle ils vivent. Samantha, plus que tout autre personnage, semble être consciente de la misère du monde réel dans lequel elle vit. Et même elle semble considérer l’OASIS comme une distraction nécessaire, ce qui lui permet de mieux accepter soi-même (par exemple, par rapport à la honte qu’elle ressent de sa cicatrice). Pour ces raisons, l'OASIS semble être une distraction acceptable. Face à la réalité dans laquelle se trouvent les personnages, nous comprenons la nécessité de recourir à un monde où on est libres. Les multiples références de Spielberg aux éléments de la culture pop (jeux, livres, films, bandes dessinées, etc.) peuvent être considérées précisément comme une reconnaissance de la valeur de ces éléments dans notre vie quotidienne. À l'instar des OASIS, ils constituent quelque chose qui nous donne force et espoir, en nous faisant croire qu'au moins lorsque nous sommes connectés à ces éléments, notre existence a une raison d'être et est même amusante. C’est pourquoi l’OASIS n’est pas une distraction entièrement mauvaise, car les joueurs ne semblent pas complètement aliénés, ils voient simplement dans cette évasion un moyen de endurer leur réalité et de mieux gérer la situation dans laquelle ils se trouvent.
L'OASIS comme une évasion dangereuse
Mais même si l'aliénation causée par OASIS n'est pas totale, les personnages de Ready Player One ne semblent pas vraiment concernés par le monde concret qui les entoure. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour sauver les vies qu'ils se sont créée dans OASIS, mais ils ne vivent jamais le monde réel en dehors de celle-ci. Cela est dû à un côté dangereux du divertissement, ce que Pascal appelle « divertissement passif ». Cet aspect du divertissement fait en sorte qu'il fonctionne comme une évasion qui nous empêche de vivre le moment présent: « [les divertissements] ne nous soulagent dans nos misères, qu'en nous causant une misère plus réelle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort » (Pascal, Pensées). Si, d’une part, notre quête de divertissement provient d’un minimum de conscience, d'autre part, en soi, le divertissement tend à cacher la réalité de nous-mêmes. À la recherche de buts illusoires imposés par la distraction, nous laissons le temps passer et nous ne nous concentrons pas sur le moment présent dans lequel nous devrions vivre. Comme Pascal le dit, nous prenons au sérieux ce qui devrait être juste un « jeu ». Qui n'a jamais préféré rester à la maison pour regarder une comédie romantique, rêvant d'un amour illusoire, plutôt que de sortir et d'essayer de rencontrer quelqu'un en chair et en os dans le monde réel. Quelqu'un qui ne sera certainement jamais comme le héros du film, mais avec qui nous pourrions vivre des moments agréables, qui sait. Par conséquent, le divertissement nous fait rater la possibilité d’un vrai bonheur parce que nous sommes « piégés » dans une distraction fictive qui nous éloigne de la réalité concrète et de tout ce en elle qui pourrait nous rendre heureux. Il nous prive ainsi de la possibilité de vivre le présent et ce n’est que dans le présent que nous pouvons vraiment être heureux. Après tout, le passé est déjà défini et l’avenir ne peut être réalisé que par les actions que nous menons ... dans le présent: « Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumières, pour disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais » (Pascal, Pensées).
C'est au danger de cet aspect de la diversion que Halliday avertit Wade à la fin du film: « J'ai créé l'OASIS parce que je ne me suis jamais senti chez moi dans le monde réel. Je n'ai jamais su comment communiquer avec les gens là-bas. J'ai eu peur toute ma vie. Jusqu'au jour où j'ai su que ma vie se terminait. C’est alors que j’ai réalisé que, aussi terrifiante et douloureuse que puisse être la réalité, c’est aussi le seul endroit où on peut obtenir un bon repas. Parce que la réalité est réelle ». L'OASIS constitue un danger dans la mesure où les joueurs ont tendance à ignorer les événements du monde réel au profit de la vie virtuelle. Wade lui-même nous est présenté comme quelqu'un qui néglige le monde dans lequel il vit, privilégiant la vie qu'il s'est créée dans une réalité fictive. Même ses amitiés ont été toutes forgées dans l'OASIS. Mais en fin de compte, Wade semble tenir compte des conseils de Halliday et affirme que de temps en temps il essaye de se concentrer sur le monde réel, où il semble vivre « heureux pour toujours » avec Sam. La leçon à tirer est que, comme le dit Pascal, le divertissement peut devenir un obstacle au bonheur, quand on perd de vue ce qui peut réellement nous apporter le bonheur: le moment présent. Certes, l'OASIS reste en quelque sorte un obstacle à la construction d’un monde meilleur, car même si Wade prend conscience de l’importance du moment présent, il ne semble pas réellement changer son attitude à égard de la réalité dans laquelle il vit. Les gens restent pauvres, le monde reste pollué et Wade continue à ignorer la misère de sa réalité. Mais selon le discours de Halliday, nous réalisons que la diversion offerte par l'OASIS n'a jamais eu le but d'empêcher les joueurs de prendre conscience et d'accepter leur réalité.
L’approche de Ready Player One en ce qui concerne le divertissement dans notre société est extrêmement ambiguë. Si le dialogue final entre Halliday et Wade implique, d’un côté, que le divertissement peut constituer une menace pour notre bonheur et qu’il faut donc être prudent, d'un autre côté, il nous semble que la vie des personnages n’a du sens que quand elle est liée à la distraction fournie par l'OASIS, c’est pourquoi celle-ci devrait être « sauvée » à tout prix. Nous trouvons une explication pour cette ambiguïté dans les écrits de Pascal, où le divertissement apparaît comme ce qui nous soulage du fardeau de la misère humaine, mais qui nous empêche également de connaître le bonheur. Même si Ready Player One ne semble pas résoudre ce paradoxe mais seulement l'exposer, peut-être il incombe à chacun de nous de repenser notre relation avec le divertissement à l'aide des pistes proposées par le film. Le monde a certes beaucoup de plaisirs à nous offrir, mais des raisons distinctes nous motivent à en profiter, et beaucoup de ces raisons peuvent être trompeuses. Le divertissement que nous choisissons comme simple distraction est préjudiciable, car notre but ultime est dans ce cas de simplement oublier nos souffrances, ce qui ne les fait pas réellement disparaître. La tentative d'ignorer une réalité que nous ne voulons pas accepter est compréhensible, mais dangereuse dans la mesure où cette distraction nous empêche aussi de vivre véritablement le moment présent. Le divertissement devrait être quelque chose que nous faisons précisément pour mieux profiter du moment présent, en tirant parti de quelque chose qui nous procure du plaisir simplement en raison du bonheur authentique qui résulte de cette activité. Après tout, ce sont les moments agréables de divertissement qui rendent valables toutes les souffrances. Nous supportons mieux le fardeau d'une existence finie si nous profitons pleinement de cette existence, à la fois jouissant de ce qui fait plaisir et acceptant son aspect tragique. Cette prise de conscience est essentielle dans la mesure où elle est ce qui nous motive à agir et à changer notre réalité pour la rendre plus supportable. Puisque la distraction ne modifie pas le fait que la mort est inévitable pour tous, alors autant rendre cette attente aussi tolérable que possible, en n'utilisant pas le divertissement comme une anesthésiante, mais comme un stimulant pour des actions capables de rendre cette existence éphémère plus confortable pour nous tous. Ne prenons pas refuge dans les plaisirs d'hier, ni dans les distractions de demain, mais soyons conscients de la vie tragique, mais sublime qui se produit aujourd’hui.
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