Moonrise Kingdom (2012) est le septième film de l'excentrique Wes Anderson, connu pour de films comme La Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums, 2001) , A Bord du Darjeeling Limited (The Darjeeling Limited, 2007) et The Grand Budapest Hotel (2014). Le film est co-écrit par Roman Coppola, collaborateur fréquent de Wes Anderson. Si le style original de Wes Anderson ne vous a pas encore conquis, voici l'intrigue. Deux jeunes solitaires, Sam (Jared Gilman) et Suzy (Kara Hayward), tombent amoureux et décident de fuir ensemble de l'île où ils se trouvent. Une équipe de recherche est organisée par le capitaine de police Sharp (Bruce Willis). Elle inclut les parents de Suzy, Laura (Frances McDormand) et Walt (Bill Murray), ainsi que le groupe de scouts dont Sam fait partie dirigé par le maître scout Ward (Edward Norton).
Moonrise Kingdom et Sartre
Le récit se concentre principalement sur la relation amoureuse des deux personnages principaux, les préadolescents Sam et Suzy. Les deux nous sont présentés comme des personnes intelligentes et sensibles, mais troublées. Sam est orphelin et a du mal à se faire des amis, alors que Suzy ne se sent pas acceptée à la maison et fait des crises de rage. En partie grâce à une identification de caractère, ils semblent trouver un refuge l'un chez l'autre et ils développent rapidement une relation de confiance et d'honnêteté. Au fur et à mesure que le récit progresse, la relation construite par Sam et Suzy nous semble spéciale, ce qui est exprimé par l’esthétique de Wes Anderson, qui apporte une nouvelle fois sa touche particulière à chaque image, mouvement et montage. Avec sa palette de couleurs colorée, ses transitions fluides et un montage joyeux (rempli de cartes animées et de split screns), le monde de Moonrise Kingdom semble léger et détendu, sorti d’un livre pour enfants. En outre, les décors et même certains traits des personnages sont caricaturés, ce qui confère un ton d'enfantillage à l'histoire. Dans ce cas, le terme « caricature », loin d'avoir une connotation négative, manifeste quelque chose d'extrêmement positif. Nous comprenons les personnages et les problèmes avec une grande facilité, justement grâce à la simplicité de leur présentation (et comme j’espère le montrer, « simplicité » est le mot clé de ce film).
Mais quel type d'amour Wes Anderson semble-t-il manifester à travers la relation de Sam et Suzy? Je pense que le philosophe français Jean-Paul Sartre (1905 - 1980) – qui est lui aussi une caricature de l'intellectuel des années 60 (voir ci-dessous) – peut nous aider à répondre à cette question. Vous savez déjà: c'est l'heure de faire du pop-corn et de jeter un œil sur la philosophie de Sartre. En ce qui concerne la question de l'amour, le problème pour Sartre est de savoir dans quelle mesure est-il possible d'aimer sans perdre la liberté, autant celle de soi-même que celle de l’être aimé. La grande critique de Sartre est que nous nous sommes habitués à penser qu'aimer signifie « attacher » l'autre à nos sentiments, ce qui conduit à une perte totale de liberté. Nous voulons nous fusionner avec l’autre pour qu’il ait besoin de nous avant tout. Nous voyons les personnages dans les films qui disent « je ne peux pas vivre sans toi » et nous pensons « aw, c'est ça l'amour ! ». Le problème est que vu de cette façon l'amour semble être quelque chose que nous souffrons et non que nous choisissons. Nous cherchons l’autre par nécessité, par un désir inexplicable et incontrôlable, ce qui par ailleurs conduit beaucoup d’entre nous à prendre des phrases comme « nous étions destinés à être ensemble » comme expressions de l’amour. Mais selon cette perspective, l'amour serait alors une manifestation d’une simple dépendance. Si tel est le cas, si c’est ça l’amour, en effet il n'y a aucune réconciliation possible entre amour et liberté. L’amour n’est qu’une détermination au hasard.
Amour, liberté et déterminisme
Pour Sartre, l'amour ne peut pas être réduit à cette pure nécessité. Dans un texte de sa grande œuvre, L’être et le néant, il explique la situation paradoxale dans laquelle l'amour nous place, entre la liberté et ce qu'il appelle un « déterminisme ». D'un côté, pour Sartre cet amour passionnel, celui que nous voyons dans les comédies romantiques, est plutôt un trouble hormonal incontrôlable que l'expression de ce que nous devrions appeler l'amour. Nous ne pouvons pas définir l'amour comme un simple besoin passionné dont nous sommes esclaves car une partie de l'amour dépend d'un choix. Nous voulons que l’autre nous aime librement et non à cause d'une pure nécessité hormonale, ainsi comme nous choisissons de nous engager dans une relation amoureuse parce que nous consentons à construire quelque chose avec cette personne. Comme il affirme : « Celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l’humilier, il suffit de lui représenter sa passion comme le résultat d’un déterminisme psychologique : l’amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être » (L’Être et le Néant, « La première attitude envers autrui : l'amour, le langage, le masochisme »). Si l'amour était une pure nécessité, il ne s'agirait donc pas d'amour, mais d'une obligation quelconque, telle que manger ou boire. Bien sûr, même lorsque l’amour est un choix délibéré, une partie de la liberté est de toute façon perdue, car choisir d’être avec quelqu’un demande le sacrifice de certaines choses pour accommoder l'existence de l'autre dans nos vies. Par exemple, nous sacrifions une partie du temps passé au bar avec des amis, nous acceptons de voir des séries que nous n'aimons pas sur Netflix, nous faisons des concessions sur la disposition des meubles dans la maison, etc. Mais même dans ces cas, ces renonciations sont faites consciemment et nous perdons une partie de nos libertés par choix. Dit poétiquement, « la liberté d'autrui accepte de se perdre ». Personne ne nous oblige à faire ces sacrifices (qui sont parfois petits, comme le choix du film à regarder, mais qui sont parfois grands, comme le choix d'avoir des enfants ou pas) et nous pouvons à tout moment simplement mettre fin à la relation. C’est d’ailleurs pour cette raison que beaucoup de relations ne fonctionnent pas, le poids de la responsabilité de ces choix devient parfois trop lourd. Cependant, d’un autre côté, l’amour ne peut pas résulter d’une simple décision volontaire, car il dépend de plusieurs aspects indépendants de notre volonté, qui échappent à notre liberté et à notre rationalité. Nous ne voulons pas être aimés par simple choix, comme s’il s’agissait d’un simple contrat, mais il doit y avoir une vrai volonté: « Mais, d’autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu’est l’engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d’un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s’entendre dire : « Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ? » » (L’Être et le Néant, « La première attitude envers autrui : l'amour, le langage, le masochisme »). Ainsi, pour le pessimiste Sartre l’amour devient dans son essence une impossibilité, car il implique à la fois le déterminisme de la passion, que nous ne pouvons pas contrôler, et la liberté de raison, que nous pouvons choisir. Comme les deux parties de cette équation sont constamment en conflit, l'amour devient une lutte. Un exemple de cette lutte se produit quand, au nom de la passion, nous choisissons de devenir ce que nous croyons que l'autre veut, ce qui mène à une perte de notre identité et nous transforme en des simples "objets" pour celui que nous aimons (nous perdons notre subjectivité). Ce qui est paradoxal, c’est que nous voulons tellement être aimés que nous changeons pour satisfaire l’autre, en faisant l’autre tomber amoureux de quelqu'un qui en fait n’est pas celui que nous sommes.
Il me semble que c'est justement ce conflit entre déterminisme et liberté dont Sartre nous parle qui se trouve en jeu dans Moonrise Kingdom. Si d'un côté il y a un désir instantané qui s'installe entre Suzy et Sam dès le premier instant où ils se voient, de l'autre côté ils choisissent véritablement d'être ensemble, malgré les difficultés de ce choix. Cela demande plus que le simple désir, mais l'organisation, l'effort, le sacrifice. Si pour Sartre les relations amoureuses sont vouées à l'échec parce que l'amour est un paradoxe, Sam et Suzy prouvent qu'il est en fait possible d'établir un équilibre entre le déterminisme du sentiment qu’ils ressentent l’un pour l’autre et la liberté de la manière dont ils s’engagent dans cette relation. Le désir ne les empêche pas, par exemple, d'être eux-mêmes, en partageant ses angoisses et personnalités propres. Sam et Suzy n'abdiquent pas de qui ils sont pour être ensemble. Par exemple, Suzy n'a pas honte de révéler son côté agressif à Sam et Sam partage son passé troublé chez les familles d'accueil avec Suzy. Il a quelque chose de libérateur dans leur relation car pour la première fois dans leurs vies respectives, ils semblent être capables d’agir de façon excentrique, tel comme ils sont, et d'être acceptés comme ça. La scène dans laquelle ils dansent à moitié nus sur la plage représente une telle livraison gratuite de la part des deux. La relation entre Sam et Suzy n'est donc pas une relation de besoin, car tous les deux auraient pu s'enfuir sans l'aide de l'autre (Sam par ses capacités et Suzy par son intelligence). Ils fuient ensemble non pour avoir besoin de l’autre, mais pour acquérir le courage de partir grâce à l’autre. Il s’agit plutôt d’une relation de complicité, où la vie de chacun est enrichie par la présence de l'autre. L'amour qui s'établit entre Sam et Suzy incarne ainsi un amour que l'on pourrait appeler "sartrien", puisque raison et passion s'équilibrent dans une sorte de paradoxe: un conflit harmonieux. Alors que pour Sartre, l'amour authentique est une impossibilité, dans Moonrise Kingdom il se manifeste dans toute sa simplicité.
L’amour rationnel de Walt et Laura
A l’opposé de cette relation naissante et innocente, Wes Anderson nous présente le mariage des parents de Suzy qui vivent une phase instable. Si les sentiments de Sam et Suzy paraissent simples et authentiques, la relation entre Laura et Walt semble complexe et usée, ce qui nous permet de comprendre la liaison entre Laura et le capitaine Sharp. Walt et Laura dorment dans des lits séparés et n’ont pas beaucoup de dialogue, au contraire de Sam et Suzy qui se touchent sans trop de timidité et parlent ouvertement de leurs sentiments. Si la relation entre Sam et Suzy nous offrirait un amour sartrien, nous trouvons dans la relation entre Laura et Walt une sorte d'amour « prudent », puisqu'ils agissent comme si le désir n'était pas un élément de la relation. Le choix est, dans leur cas, limité à la dimension rationnelle: au nom de la famille qu’ils ont créée et de l’histoire qu’ils ont construite, il est plus logique de persister dans la relation. Ils agissent selon l'idée d'un « devoir » qui les oblige à rester ensemble, même s'ils sont malheureux et ne semblent pas se sentir attirés l'un par l'autre. Il est intéressant de noter que, dans ce contexte, la relation entre Walt et Laura nous montre le contraire des relations purement passionnelles que Sartre critique. De toute façon le problème est le même dans les deux cas: nous trouvons l'absolutisme d’un des côtés de l’équation, soit la passion excessive, soit la raison calculée.
Selon cette perspective, la dissonance dans le mariage de Walt et de Laura peut être comprise dans une large mesure par le fait que leur relation est basée strictement sur la dimension délibérative de l’amour, puisqu’elle néglige complètement le côté passionnel. De la même manière que les relations trop passionnées ont tendance à ignorer toute rationalité. Contraire à ces positions extrêmes, pour Sartre le véritable amour résulte d'une interaction complexe entre ces deux dimensions. Il dépend d'une liberté de choix, mais ce choix dépend, à son tour, d'un sentiment qui nous « tombe » dessus. En d'autres mots, aimer quelqu'un est une chose que nous choisissons, car nous avons toujours la possibilité de décider si nous agirons en fonction de ce que nous ressentons ou pas. Mais même cette liberté est déterminée en premier lieu par un sentiment que nos désirs nous imposent, ce que nous ne pouvons normalement pas expliquer ou rationaliser. Pour Sartre, l’amour devient donc une sorte de jeu entre une liberté déterminée et une détermination libre. Un jeu qui, dû à sa complexité, ne semble jamais pouvoir être vaincu. Parce que lorsque nous aimons, nous désirons « avoir » l'autre, mais nous voulons que ce désir soit également accepté librement par l'autre. La liberté de choix de l’autre implique, toutefois, qu’à tout moment il peut choisir de ne plus nous aimer. C’est précisément la raison pour laquelle nous choisissons de croire que l’amour est une pure nécessité. Nous essayons de nous convaincre que « nous sommes faits l’un pour l’autre », en garantissant que ce n’est pas la simple contingence du choix qui nous maintient ensemble. Alors que nous nous désespérons en essayant de résoudre le paradoxe de l’amour, Suzy et Sam gagnent le jeu sans trop de difficulté, en faisant simplement le choix d’être ensemble.
Dans Moonrise Kingdom, Wes Anderson nous présente le portrait d'un jeune amour et l'esthétique colorée et caricaturale apparaît alors comme l'expression parfaite du ton d'ingéniosité et de simplicité qui caractérisent un premier amour. La présentation d’un couple de préadolescents à travers ce regard amusant et bienveillant manifeste une conception de l’amour comme quelque chose de simple, dans laquelle il n’est pas nécessaire qu’il corresponde ni à un déterminisme pur, ni à un simple choix. En effet, les jeunes, avec leur regard encore innocent, ne ressentent pas le besoin de compliquer la relation. Au lieu de cela, ils vivent simplement ce qui leur arrive, traitant le conflit complexe entre passion et raison sans s'en rendre compte. Cette façon d’aimer peut nous sembler naïve, presque stupide. Et pourtant elle parvient à gérer parfaitement un paradoxe qui fait partie de toute relation amoureuse, mais que la plupart d’entre nous ne sommes pas en mesure de manipuler. Dans le cas de Suzy et Sam, comme tout est vu de manière plus simple et naturelle, l’ajustement entre les deux dimensions se fait spontanément. Nous, les adultes, au contraire, avec nos frustrations personnelles et notre bagage émotionnel, avons tendance à adopter des positions extrêmes. Il y a ceux qui abdiquent simplement à cette forme de contact humain, car les déceptions récurrentes les rendent sceptiques. Le mot devient seulement un nom pour une expérience humaine trop complexe pour être vécue. D'autres radicalisent sa signification, soit l’égalant à une passion ravissante qu'ils ne vivrons jamais qui n'a jamais pensé « cela ne se passe que dans des films »), soit la réduisant à une décision rationnelle qui ressemble davantage à un emprisonnement. La relation de Walt et Laura représente précisément cette deuxième tendance. Peut-être le problème c’est que nous, les adultes, ressentons le besoin de renforcer constamment l'aspect paradoxal de l'amour, sans parvenir à équilibrer la liberté de notre choix et le déterminisme de nos sentiments. La relation entre Sam et Suzy fonctionne si bien précisément dû à la simplicité avec laquelle ils gèrent les deux côtés de cette équation. Il n'y a pas un besoin ni de rationaliser le désir, ni de diminuer l'importance du choix. L'innocence de leur regard nous montre que lorsque le sentiment est nécessaire (inéluctable), la responsabilité du choix est facilement acceptée. Pour cette raison la relation entre Sam et Suzy devient un soulagement, nous faisant croire qu'il est possible de vivre le paradoxe de l'amour sartrien. Peut-être que la leçon que Suzy et Sam nous laissent est que l'amour devrait être le lieu où nous pourrions nous permettre d’être encore des enfants naïfs, aimant librement, passionnément mais surtout simplement. Après tout, si l'amour est un jeu, rien de mieux qu'un peu de « puérilité » pour devenir de bons joueurs.
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